Le crépuscule de Wallander

Est-il nécessaire de présenter Henning Mankell ? Cet auteur suédois publié en France depuis un peu plus de quinze ans est le « père » –  entre autre – de Kurt Wallander, commissaire de police dans la petite ville d’Ystad, homme taciturne, bougon, enclin à la dépression, qui n’en est pas moins un remarquable policier, observateur et intuitif. Au fil de ses enquêtes, un portrait nuancé, très critique et souvent sans concession de la Suède actuelle nous est donné à voir, portrait qui bat en brèche l’image lisse et propre que nous autres, latins, avons des pays scandinaves. Meurtres sanglants, mensonges, racisme font le lot quotidien de notre commissaire désabusé, dans un pays en proie au doute, entamé lui aussi par la crise depuis l’éclatement de sa bulle de neutralité.

C’est dire si les ouvrages d’Henning Mankell ont cette dimension sociologique, voire historique qui fait son charme. Sans oublier la psychologie des personnages, très développée. Mankell adore les zones d’ombres qui constituent chaque être humain et il en joue dans ses récits, campant des hommes et des femmes complexes, fragiles, en proie à leurs démons et leurs contradictions. Plus que de simples romans policiers, les ouvrages d’Henning Mankell constituent de véritables tableaux où le genre humain se présente sous toutes ses facettes.

Le dernier opus en date « L’homme inquiet », ne déroge pas à la règle. Wallander atteint désormais la soixantaine, il est fatigué, diabétique, connaît des troubles de mémoire passagers et s’interroge sur son avenir. La mort, celle qu’il affronte dans son métier, celle de ses proches, la sienne, le hante. Autour de lui, le monde change. Devenu grand-père d’une petite Klara, sa vie s’illumine soudain. Malgré ses ennuis de santé, il veut la voir grandir et s’en occuper. Il a acheté une maison à la campagne et compte bien y couler des jours heureux. Mais pas tout de suite, pas encore… Il veut d’abord prouver qu’il est toujours utile dans sa profession.

Ce bel ordonnancement va voler en éclat lorsque le futur beau-père de sa fille disparaît. L’homme, ancien capitaine de frégate dans l’armée, spécialiste de la lutte anti sous-marine,  semblait inquiet et avait fait à Wallander des confidences sur le rôle des services secrets russes et suédois sous le gouvernement d’Olof Palme. Ecarté de l’affaire par ses supérieurs suite à une « faute » professionnelle et en raison de sa proximité avec le disparu, Wallander décide de mener sa propre enquête.

Peinture de la Suède des années 60 à 80, approche historique de la grande époque de l’espionnage, ce dernier volume des aventures de Wallander est aussi le récit sensible et bouleversant d’un homme qui voit approcher la fin de sa vie. La peur de la solitude, de la vieillesse et de la mort est omniprésente. C’est aussi l’occasion pour Henning Mankell de revenir sur le passé de son commissaire, prétexte à évoquer son parcours à travers les différentes enquêtes auxquelles il a eu à se confronter. « Les chiens de Riga », « La lionne blanche », « La muraille invisible » sont ainsi mis en exergue, venant rafraichir notre mémoire. Par ce biais, Wallander fait le bilan de sa vie et de sa carrière, revient aussi sur son enfance, ses anciens camarades, ses anciennes amours…

Sorte de testament, le récit n’en devient que plus riche, plus foisonnant, plus complet et plus complexe que les précédents. La vie du héros traverse l’enquête et inversement, dans une danse mouvante et émouvante, une urgence palpable. La détresse, le désespoir sont autant ceux du policier que ceux du siècle et c’est en cela que ce roman nous interpelle. Un style riche, une écriture parfaite nous offrent un texte prenant, gorgé de sensibilité. L’intrigue, quant à elle, est riche et complexe à souhait, se développant au fil des doutes du policier, en rebondissements, faux semblants et fausses certitudes qui ballotent le lecteur au gré de l’imagination de l’auteur. Un récit haletant, donc, une épopée personnelle, que l’on ne lit plus seulement pour connaître l’issue de l’enquête, mais pour accompagner Wallander sur son chemin, vers son crépuscule. Et l’on s’aperçoit que cet homme inquiet est aussi bien le disparu que Wallander … ou encore nous-mêmes.

Ainsi se terminent  en beauté les aventures du célèbre commissaire, l’un des meilleurs opus de la série selon moi. Adieu Mr Wallander.

MANKELL, Henning.- l’Homme inquiet.- Éditions du Seuil, Policiers.

 

Haut les filles !

Elles s’appellent Marguerite, Blanche ou Gloria. Aurore, Pia ou Cassiopée. Ou bien encore Salomé ou Lilas. Quelquefois, elles n’ont pas de nom… Elles se font belles, elles cuisinent pour leur chéri, elles travaillent ou elles tiennent la maison. Quelquefois elles sont heureuses, d’autres fois pas tant que ça. Comme celle-ci qui se gave de nourriture jusqu’à la nausée, pour tenter de remplir le vide de sa vie. Ou cette autre qui découvre avec terreur la face cachée de son jeune époux. Mais toutes sont à la recherche de quelque chose. Le bonheur ? Sans doute… mais aussi la reconnaissance ou même une autre vie.

Ces femmes, c’est nous. A travers leurs espoirs et leurs désillusions, l’auteur, Calouan, nous donne à voir leur quotidien, dans un recueil de dix-sept nouvelles au langage épuré, au style simple qui laisse entrevoir par petites touches, les fêlures des personnages (Haut les filles ! Éditions Quadrature). Maniant l’humour et l’ironie aussi bien que l’émotion, elle nous entraine avec bonheur à suivre le destin souvent compliqué de ses héroïnes.

Blanche cuisine pour son amoureux parce que sa mère lui a dit « un homme bien nourri reste pour la vie ». Alors elle joue le jeu, pas forcément convaincue… et puis se prend au jeu, y prend plaisir ! Elle attend le jeune homme et nous aussi. Enfin il sonne à la porte…

Gloria est gynécologue. Femme épanouie, heureuse en ménage, elle communique par mail depuis quelques temps avec un homme qui s’occupe d’une association dont elle est membre. Et elle rêve, Gloria, à une possible idylle… elle se retrouve adolescente, soudain palpitante face à tous les possibles…

Pia aussi revit sa jeunesse grâce à la rencontre fortuite avec son premier amour. Pourquoi les choses n’avaient-elles pas marché à l’époque ? Va-t-elle mettre en jeu son mariage, sa famille pour rattraper le temps perdu ?

Au fil des pages du recueil, les nouvelles s’assombrissent. Du mal-être quotidien, banal, à la souffrance, le réel  devient pesant.

C’est Anouk qui ne peut faire son deuil au décès de son mari, c’est Oriane qui aime tant la musique et fait une mauvaise rencontre le soir, en rentrant en métro, c’est Claire qui aurait bien aimé ne pas assister à ce repas de Noël en famille, une famille si parfaite…

Calouan nous parle d’amour, de solitude, de désespoir et d’espoir, de malheur dans des textes doux-amer, tendres et lucides. Des textes qu’on ne lâche plus dès la lecture commencée. Pour nous les femmes. Pour vous les hommes.

Calouan : « Haut les filles », Éditions Quadrature. 15€.

Une légende…

En ce temps-là, il y a de cela plus de 5000 ans, en 3000 avant notre ère, Emmerkar, souverain de la cité sumérienne d’Uruk, convoitait le fabuleux trésor d’or, d’argent et de lapis lazuli du seigneur de la cité d’Aratta[1]. Il aurait aimé que ce dernier lui fasse allégeance. Il aurait ainsi été le chef incontesté et incontestable de toute la région. Le pouvoir, ce flatteur miroir, voilà ce sur quoi lorgnait Emmerkar. Le roi d’Aratta tenait à ses privilèges et à sa terre. Il combattit vaillamment Emmerkar. Celui-ci eut alors une idée. Si le combat ne soumettait pas son ennemi, la ruse y parviendrait ! Il fit alors envoyer au seigneur d’Aratta un morceau de bois sur lequel étaient gravés des signes inconnus. Très intrigué, le souverain d’Aratta s’escrima pendant des années à essayer de déchiffrer ces signes insolites, sans jamais y parvenir. Mais pendant ce temps, il ne combattait pas et Emmerkar eut tout le loisir de gouverner à sa guise ! Une variante de la légende dit aussi : « Il lissa l’argile avec les mains en forme de tablette et y déposa les paroles ; jusque-là personne n’avait déposé des paroles sur l’argile ». Ce jour-là, sur ce morceau de bois – ou d’argile -, l’écriture était née.

Plus prosaïquement, le développement de l’agriculture et les échanges commerciaux en expansion ont nécessité de garder des traces de ces échanges : il fallait compter les têtes de bétail et les sacs de grains vendus et achetés, afin de calculer les bénéfices acquis. L’écriture est donc née du commerce : un système de pictogrammes pour recenser des données concrètes et tangibles, mais rien encore pour exprimer les pensées et les idées.

Pourtant, la légende montre bien à quel point l’écriture, déjà, représentait une marque  de  supériorité. Il n’est donc pas étonnant que, peu à peu, les puissants s’y soient intéressé pour leur propre compte, l’aient captée à leur profit.

Ils souhaitent voir gravée dans le marbre, l’histoire de leur vie. Ils emploient pour cela des scribes, issus des classes sociales élevées, instruits et éduqués, et chargés de retranscrire la biographie des souverains. De leur côté, les religieux ne sont pas en reste puisqu’une bonne part des écrits est de cet ordre-là. Ainsi, l’écriture est affaire de pouvoir, elle concerne le Temple et le Palais et marque le signe du clivage entre les rois et le peuple. Qui possède l’écriture possède le savoir, donc le pouvoir.

Les égyptiens ne changeront pas l’ordre établi. De la dure pierre sur laquelle ils écrivirent, ils passeront au papyrus, plus maniable. Leur système de hiéroglyphes, bien que stable pendant quarante ans, se déclinera en deux utilisations : l’écriture hiératique, réservée aux prêtres pour les transcriptions religieuses et l’écriture démotique, graphie simplifiée pour les « autres ». Ne nous méprenons pas ! Ces « autres » ne sont pas le peuple ! L’écriture est toujours l’affaire des classes sociales supérieures… Mais le fait même qu’il y ait différenciation des graphies selon l’appartenance sociale, indique clairement la fonction de « code » dévolue à l’écriture. Si, au départ, les petits signes, plus proches du dessin que réellement de l’écriture, servaient à répertorier et classer des objets, ils se transforment dès qu’il s’agit de retranscrire de l’abstrait, des idées ou des pensées. Ils donneront naissance aux alphabets, où, à une lettre correspond un son. Cette étape est particulièrement importante, en ce sens qu’elle opère un glissement de niveau, très lent, certes, mais inéluctable, vers notre époque. D’élément de pouvoir, l’écriture deviendra élément de libération des peuples. Chez nous, c’est la Révolution Française qui, la première, émettra l’idée que la lecture et l’écriture doivent être partagées par tous. Tous ? Enfin, presque… A l’époque, savoir lire signifiait savoir lire la Bible, et la Révolution, qui souhaitait transmettre son idéologie, a vite compris qu’elle devait concurrencer l’Église sur un terrain qu’elle occupait : celui de l’école. Peu à peu l’enseignement s’est développé et si Jules Ferry a fait voter des lois instaurant la gratuité et l’obligation de l’enseignement primaire, c’est avec la séparation de l’Église et de l’État, en 1905, que ce dernier a pris les rênes de l’enseignement et que l’écriture, devenant un enjeu scolaire, a conquis d’autres classes sociales.

 


[1] L’aventure des écritures : naissances, Bibliothèque Nationale de France